Muchacho d'Emmanuel Lepage

Muchacho d'Emmanuel Lepage

Je viens de lire un très bon article sur une bande dessinée (2 tomes) que j'avais adorée il y a quelques temps : Muchacho d'Emmanuel Lepage.

L'article :

Le scénario puise dans la réalité historique et politique du Nicaragua : la dictature d’Anastasio Somoza, dont la famille règne sur le pays depuis 1936, connaît ses derniers jours : il sera renversé en 1979 par les Sandinistes marxistes. En espagnol, muchacho désigne un jeune homme entre l’adolescent et le jeune adulte, souvent avec le sens du ‘bon gars’. Ce dyptique de 156 planches est à l’image de la scissure qui s’opère chez le jeune Gabriel et dont témoignent les couvertures. A l’image de l’histoire en effet, le fond ocre du Christ crucifié du T.1 a cédé le pas à la jungle sur fond ensanglanté ; la pose du protagoniste reste la même mais son visage s’est affermi, le regard plus volontaire : le glabre poupin s’est mué en éphèbe légèrement hirsute et sa chevelure s’est allongée de mèches sauvages, le jeune prêtre a troqué sa robe pour la chemise ouverte du guérillero défroqué…

Le jeune Gabriel est envoyé comme prêtre dans le pauvre village de San Juán : il est secret, introverti, et peu bavard. Son prénom va à ravir à son visage angélique, tel l’ange éponyme : des traits délicats et de beaux cheveux ondulés. Mais l’église de Buenaventura n’est pas plus riche que la population : dénudée, sans ornements, et des murs vides, « rien pour élever l’âme, rien pour éveiller les sens (p.13) »… Or Gabriel a justement été choisi pour ses talents artistiques par le vieux Joaquín, qui en a convaincu Rubén, sorte de révolutionnaire underground. Mais ce dernier enjoint l’artiste d’oublier ses figures académiques, et de peindre pour Noël qui approche une belle fresque qui parlerait au villageois : rien moins qu’une Passion… Mais Gabriel de la Serna est d’abord méprisé, car il est fils d’un haut dignitaire du régime du pays. Ce n’est que bien après son arrivée qu’il gagnera la sympathie du village, grâce à ses croquis des habitants saisis sur l’heure.

LEPAGE, (c) Dupuis 2004

Entre-temps, manquant d’inspiration et ne sachant trop où il est tombé, la nuit Gabriel monte sur l’échafaudage intérieur de l’église et s’assied sur le rebord de la grande fenêtre circulaire de l’Eglise : sa pensée alors vagabonde entre la lune et les étoiles, et devient au fil des nuits le témoin privilégié de la vie secrète de San Juan… Les planches illustrent souvent le quotidien des habitants, admirablement rendus.


L’ambiance, gaie au village, alterne avec les descentes de militaires à la recherche d’opposants, qu’on reconnaît au port du briquet : c’est même ainsi que commence l’album qui, en quelques planches, épingle l’arbitraire et la violence du régime. En fait, le briquet est devenu le symbole de la résistance populaire a Tachito, diminutif d’Anastasio Somoza, qui s’est entre autres arrogé le monopole des allumettes. J’ignore si cette anecdote est historiquement avérée, mais semblables faits sont légions dans l’Histoire. Cet album termine sur une vengeance à grande échelle, suggérée plus qu’évoquée, qui se solde par l’assassinat de la belle rebelle Concepción Martí, sans doute en allusion au grand poète cubain José Martí ou en assonance avec martyr. La dernière scène signe l’identification de Gabriel à la cause des révolutionnaires, tel un Christ portant sa croix…

Muchacho d'Emmanuel Lepage

Gabriel a ouvert les yeux sur son milieu d’origine : timide et encore irrésolu, son cœur est cependant du côté des guérilleros, qu’il rejoint dans la jungle. L’auteur s’est donné à cœur joie pour rendre la luxuriance de la végétation, sans ménager les détails de lianes et de troncs aux racines ondulantes et interminables…

Mais après ces images paradisiaques, le scénario cerne la vie de ces résistants que rien n’épargne : la vie dans la jungle est dangereuse, entre serpents et sangsues certes, mais surtout parce que la guardia les piste, et dans la jungle les miliciens ne sont jamais bien loin. Hors de question donc d’entraîner Gabriel, qui le demande, avec de vrais tirs : le groupe serait vite repéré. Les guérilleros eux-mêmes sont sources d’ennuis, leur train de vie n’est guère propice à la sérénité des esprits : d’ailleurs, les nombreux échanges entre les protagonistes ont trait aux idéaux et à l’idéologie.

LEPAGE, (c) Dupuis 2006

L’amour devient aussi plus présent : Gabriel découvre son homosexualité, du moins c’est par elle que commence son éveil à la sexualité, tandis qu’une commandante faute avec un beau guerrier sur le dos de son mari, malade…


Le scénario confirme la subtilité de l’auteur, qui termine son dyptique par un épilogue de huit planches, situé quelques années après avec la victoire des nouveaux amis de Gabriel, et un tableau avec feu la belle Concepción menant le peuple de son briquet, proche de la Victoire guidant le peuple de Delacroix.
article de Gilles de Rokh

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